L’héritage de Mai 68 : Entretien

Jean-Pierre Le Goff est philosophe et sociologue. Il est l’auteur de Mai 68, l’héritage impossible ((Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, Paris, 1998, 2002.)).

Aujourd’hui, de quelle façon regarde-t-on Mai 68 ?

J.-P. Le Goff : Pour les générations qui ont suivi, c’est un événement qui peut jouer un rôle de mythe premier, quasi fondateur, à partir duquel l’histoire commence. Il est à la fois dans la continuité des événements historiques antérieurs, – il en épouse encore les formes -, en même temps qu’il fait basculer les sociétés dans une nouvelle étape de l’Histoire. Mai 68 est un événement charnière de l’histoire de France qui l’a fait entrer dans une nouvelle ère.

Qui sont les jeunes qui font Mai 68 ?

J.-P. Le Goff : La génération qui fait 68 est une génération intermédiaire, puisqu’elle a un pied du côté de la guerre, que ses parents ont connue, et en même temps elle vit dans une étape historique où les sociétés sont économiquement développées, où les dimensions du sacrifice, de l’aventure politique, des grandes batailles du passé, sont en voie de disparition. Ce sont les enfants du baby boom, de l’expansion économique, du développement des biens de consommation. Il y a une espèce d’explosion vitale qui ne ressemble pas aux références du passé. La jeunesse existe et s’affirme fortement et publiquement comme telle.

La génération d’après-guerre est porteuse de quelles valeurs ?

J.-P. Le Goff : Les générations antérieures avaient l’idée de sacrifice, en vue d’un futur nécessairement meilleur. Et vous avez tout d’un coup l’expression d’un vivre intensément au présent, du bonheur sans plus attendre. C’est un rapport à la temporalité très différent. Cette idée est incompréhensible si on ne la resitue pas dans le contexte des Trente glorieuses. Il y a à la fois refus de cette société de consommation, parce qu’elle est considérée comme aliénant les rapports humains, et en même temps, les « enragés » de 68 en portent la marque. Cette contestation de la société est portée par ceux-là mêmes qui en sont les héritiers, et qui y trouvent un certain confort.

Quels sont les mouvements de pensée à l’origine des idées de 68 ?

J.-P. Le Goff : Les situationnistes ((L’Internationale situationniste (ou I.S.) était une organisation révolutionnaire désireuse d’en finir avec la société de classes en tant que système oppressif et de combattre le système idéologique de la civilisation occidentale : la domination capitaliste.)), notamment. Ils sont ultra-minoritaires, par contre, leurs idées, leur sensibilité reflètent le nouvel air du temps. C’est un peu comme des avant-gardes esthétiques. Ils perçoivent un vide existentiel et servent de catalyseur à la révolte de la jeunesse. Les situationnistes, c’est ce mélange bizarre entre l’expression de la subjectivité débridée et la référence aux « conseils ouvriers » et à l’autogestion généralisée.

Les étudiants se révoltent alors qu’ils profitent d’un pays prospère, où le pouvoir est certes fort, mais néanmoins démocratique…

J.-P. Le Goff : Les révoltés de mai sont paradoxaux. Les barricades en sont un exemple. En mai à Paris, l’on rejoue l’histoire révolutionnaire passée dans un laps de temps extrêmement court. Des étudiants qui sont d’une nouvelle génération remettent en scène, à la fois la Libération, la Commune de Paris… Quant aux révolutionnaires les plus sacrificiels, effectivement, ils rejouent sur un mode mythique tout le passé d’aventure des générations antérieures.

Ils se créent leur grande guerre, en quelque sorte…

J.-P. Le Goff : Voilà, c’est ce que j’appelle la « petite guerre des maoïstes » : les maoïstes sont les plus sacrificiels, et un livre comme celui de Rolin ((Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, Paris, 2002.)) le montre assez bien, il y a un besoin de filiation, un règlement de compte avec les pères. Quel type d’aventure, quel type d’épopée sont offerts à cette nouvelle génération par rapport a ce qu’ont connu les pères ? Donc, la frange militante politisée va essayer de rejouer une dimension existentielle qui est sous-jacente ; on ne peut pas simplement voir ça sous une dimension idéologique. En fait, cette idéologie a un soubassement existentiel très fort, qui est cette demande d’aventure, à la Malraux, chez beaucoup de ces militants. Et de l’autre coté, vous avez une grande masse de jeunes qui découvre et participe avec une espèce d’éblouissement à mai 68.

Dans quel esprit les manifestations se déroulent-elles ?

J.-P. Le Goff : En mai 68, elles ont une dimension de fêtes et de fraternité, où tout le monde parle. L’événement lui-même est un composite de multiples tendances, et ce qui le caractérise, principalement, au-delà des tendances, des factions, des groupes, c’est la libération de la parole de la société et des individus par rapport à la parole officielle de l’Etat incarné par la figure du général De Gaulle. Ce n’était absolument pas les manifestations habituelles de la gauche, parce que les étudiants amenaient d’autres types d’expression. Il y avait évidemment les gauchistes qui encadraient, mais, ce n’est pas ça le souvenir de mai. L’essentiel est que les gens parlent.

Une sorte d’agora grecque ?

J.-P. Le Goff : Oui, encore qu’il s’agit d’une société développée avec un État fort qui est toujours là. Mais dans la rue, au sein des manifestations, vous pouvez aborder les gens et discuter, alors qu’avant, chacun était dans son rôle. On discute de tout, les universités sont ouvertes… La société apparaît dans une dimension démocratique sauvage, on s’interroge sur tout, on reconstruit tout. Il y a une forte dimension de catharsis.

Qu’est-ce qui rassemble tous ces gens ?

J.-P. Le Goff : 68, c’est une espèce de nébuleuse en fusion. L’Odéon ((Le 15 mai, les étudiants occupent le théâtre de l’Odéon dans le quartier latin.)), tout le monde y va, tout le monde va au spectacle, c’est joyeux, confus et fraternel. Il y a dans tout événement historique fort ce que j’appelle le temps suspendu, où vous avez le sentiment que l’histoire est en train de se faire et est ouverte sur tous les possibles. À travers la multiplicité des courants, il y a l’affirmation de l’autonomie de la société et des individus face à un État autoritaire et lointain.

Pourquoi en arrive-t-on à bloquer tout le pays ?

J.-P. Le Goff : La spécificité de mai, en France, c’est la rencontre d’une grève générale avec un mouvement étudiant, dans un court laps de temps. D’où, d’ailleurs, le renforcement de l’idée que Mai 68 s’inscrit dans la continuité historique, puisque l’on revoit la grève comme en 36 ; « l’histoire ne se répète pas, elle bégaye », pouvait-on dire alors. Même Cohn-Bendit et les situationnistes se réfèrent au mouvement ouvrier, sous une forme anarchiste, autogestionnaire.

Comment réagit la population ?

J.-P. Le Goff : Les étudiants ont un rapport à l’ensemble de la nation qui est très différent d’aujourd’hui : c’est la future élite, et la société les considère comme tels. Au début, il y a une grande tolérance de la société française. C’est une société qui n’est absolument pas révolutionnaire, mais qui est imprégnée du modèle républicain. En retravaillant sur Mai 68, j’ai redécouvert les acquis républicains de la tolérance. C’est une société qui est capable de tolérer la révolte violente de ses fils. Cette capacité, à mon avis, est liée à l’imprégnation la fois républicaine et catholique. C’est un élément important pour comprendre la capacité de la société française à encaisser les coups.

Les manifestations ont parfois été très violentes, pourtant…

J.-P. Le Goff : Certaines « nuits des barricades » sont violentes, flirtent avec la limite, mais, quand vous situez l’événement en regard du passé, mai 68 est relativement pacifique, et le nombre de jours de violence, par rapport au nombre de jours de discussions, est minoritaire. Il y a eu un tournant, entre mai et juin, une montée de la violence dans les manifestations de rues. À Paris et ailleurs, il y avait des bandes de jeunes cherchant la bagarre, ceux qu’on appelait à l’époque les bandes de « blousons noirs », des marginaux et des déclassés venant d’horizons divers qui pouvaient se mélanger à une foule pacifique. Ces éléments sont minoritaire, mais ils sont présents. Après l’expulsion de Cohn-Bendit ((Daniel Cohn-Bendit est expulsé de France le 22 mai. L’interdiction de territoire sera levée dix ans plus tard.)), il y a la manifestation à la gare de Lyon ((Le 24 mai, un meeting autorisé Gare de Lyon tourne à l’émeute, et va retourner l’opinion publique contre les étudiants.)). Là, il va y avoir un mort. À Lyon, le même soir, un commissaire de police est tué, écrasé par un camion lancé par des manifestants. Les étudiants vont perdre le soutien de la masse de la population le jour où il va y avoir des morts. On va se demander ce qu’ils veulent. En juin, les affrontements avec la police seront à nouveau très violents : un jeune étudiant maoïste se noie à Flins, deux ouvriers sont tués à Sochaux.

Quelle attitude l’appareil d’État adopte-t-il face aux événements ?

J.-P. Le Goff : Les élites au pouvoir ont de l’expérience, elles sont ancrées dans une culture humaniste et républicaine, elles ont affaire à la révolte des étudiants dont certains sont leurs fils… La répression est bien réelle, mais il n’y a pas de bain de sang. Globalement, le pouvoir a su faire preuve de tolérance. A Paris, le préfet Grimaud, a joué un rôle-clé pour éviter le drame. La République lui doit beaucoup.

Quelle interprétation ce pouvoir fait-il de mai ?

J.-P. Le Goff : Pour les élites au pouvoir, c’est une révolte de la jeunesse qui ne concerne pas simplement la France, mais qui est significative d’une crise de civilisation. Relisez par exemple le discours de G. Pompidou à l’Assemblée Nationale au moment des premières manifestations, il relie la révolte à l’idée qu’on est entré dans une société développée, machiniste, où il y a une perte de sens. En même temps, chez les gaullistes, on est partagé. Il y a l’idée de la « chienlit » ((Le 19 mai, Georges Gorse, ministre de l’information, attribue cette formule à De Gaulle : « La réforme, oui ; la chienlit, non. »)), mais il y a aussi la conscience qu’on est entré dans une crise de civilisation. Et donc qu’il faut savoir malgré tout « tendre l’oreille », écouter pour pouvoir en tirer des leçons.

Même De Gaulle en est conscient ?

J.-P. Le Goff : Globalement oui, même si sur le moment, comme beaucoup, il ne comprend pas vraiment ce qui se passe. Chez De Gaulle, vous avez cet autoritarisme, et en même temps une certaine attention à l’évolution de la société, une certaine capacité relative d’écoute. Par exemple, avant Mai 68, Edgard Pisani, qui était ministre à l’époque, raconte que lors d’une conversation avec De Gaulle, celui-ci lui aurait dit à propos du mouvement hippie : « Faites attention Pisani, ils nous disent quelque chose que nous ne comprenons pas ».

On n’a pas craint une révolution ?

J.-P. Le Goff : Le pouvoir a pu croire, à un moment donné, que le Parti Communiste pourrait profiter de la situation lors de la grande manifestation de la CGT le 29 mai, l’armée autour de Paris a commencé à être mise en en état d’alerte. Mais le PCF ne voulait pas le pouvoir, il était déjà dans une optique de recherche de l’union de la gauche. Après le vote et la manifestation des Champs-Elysées ((Voir l’historique de Mai 68 sur Wikipédia)), il y a une énorme déception pour ceux qui ont vécu intensément mai 68, notamment dans le mouvement étudiant. C’est l’échec de l’illusion selon laquelle la société allait radicalement changer.

Que sont devenues ces idées, après 68 ?

J.-P. Le Goff : Il y a, en 68-73, au sein des groupes gauchistes, une tendance nihiliste assez forte, et dans les textes qui sont publiés, une critique non simplement du capitalisme, mais de la civilisation dont on est issu. Commence à se développer une vision extrêmement noire de la démocratie et de notre passé. Cette critique a aussi une dimension de catharsis : c’est la bonne conscience de l’Occident qui est remise en cause dans un situation où Pétain et la collaboration, le colonialisme… sont refoulés. Ce retournement des valeurs, dont le gauchisme a été l’avant-garde, cette dévalorisation de notre histoire, cette critique de la civilisation a aujourd’hui, à mon avis, pénétré largement la société française.

Et l’optique révolutionnaire ?

J.-P. Le Goff : Il y a échec politique d’un mouvement qui, malgré les apparences révolutionnaires, était beaucoup plus sociétal et culturel que politique, avec cette dimension de crise des valeurs, avec ce mouvement de la jeunesse qui s’affirme face à des cadres et des institutions rigides, et qui va faire sauter un certain nombre de verrous, mais qui ne va pas vraiment reconstruire.

Pourquoi Mai 68 marque-t-il les mémoires ?

J.-P. Le Goff : Parce que c’est le dernier grand événement historique où un pays entier s’arrête. Il n’est pas véritablement intégré, car on ne l’a pas compris. Il fascine tant positivement que négativement : c’est un Objet Historique Non Identifié, un événement de bascule, un moment problématique de critique des sociétés démocratiques développées. Mai 68 est la remise en cause de tout un héritage.

Un héritage impossible ?

J.-P. Le Goff : Oui : parce qu’il comporte une part nihiliste qui n’est pas intégrable, et il n’est pas véritablement intégré dans notre histoire parce qu’il est encore trop emprunt de clichés.

Les organisations étudiantes qui ont « fait » 68

En 67, les associations étudiantes sont mal en point. L’Union des Etudiants Communistes (UEC) a perdu ses militants par une série de scissions : les maoïstes fondent fin 66 l’Union de la Jeunesse Communiste Marxiste-Léniniste (UJCml) menée par Robert Linhart, et Alain Krivine créé la même année la Jeunesse Communiste Révolutionnaire, mouvement qui va se montrer très actif en tant que service d’ordre lors des manifestations.

Quant à l’Union Nationale des Associations Générales d’Etudiants de France, dite UNEF, elle voit ses effectifs chuter depuis la guerre d’Algérie, où elle a perdu son statut d’organisation unitaire du mouvement étudiant. Elle est devenue le champ de lutte interne entre ses différentes tendances, et souffre d’une situation financière désespérée. Les têtes se succèdent à sa direction, et c’est d’ailleurs son vice-président, Jacques Sauvageot, qui assure l’intérim de sa direction à la veille de mai 68.

Le Mouvement du 22 mars, de Daniel Cohn-Bendit, anarchiste, est lui fondé en 1968 à Nanterre, à la suite de l’arrestation d’un jeune militant d’extrême gauche interpellé alors qu’il avait participé à une action musclée contre l’American Express, à Paris.

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